FAUT-IL DÉTRUIRE CARTHAGE ?
I. DEUX EMPIRES
SUR UN TERRITOIRE :
CARTHAGE AVANT ROME :
Pour comprendre la
menace que Rome voyait en Carthage, il faut d'abord connaître la
puissance de celle-ci à son apogée, c'est-à-dire au 2e
siècle avant notre ère.
La légende de Didon qui
fonda sa « nouvelle ville » ne montre pas seulement le
caractère mythique de cette ville mais également sa richesse, qui
n'a cessé de croître. Car Carthage est avant tout une place
stratégique située dans l'actuelle Tunisie ce qui fait d'elle une
puissance commerciale.
En effet, en 700/650
avant notre ère, Carthage était une cité avec laquelle il fallait
compter du fait de ses nombreux réseaux commerciaux. Tournés vers
la mer, elle représentait une importante plate-forme commerciale et
culturelle pour l'Afrique du Nord et la méditerranée occidentale à
tel poids que l'on peut parler d'un empire méditerranéen sous son
autorité. Empire qu'elle étend en conquérant les mers ce qui lui
permet à la fois de développer ses routes commerciales ; de
contrôler de nouveaux territoires tel que les colonies en Corse, en
Sardaigne, aux Baléares, à Ibiza et en Afrique du Nord qui génèrent
de nombreuses richesses ; en bref, d'être une ville attractive
donc une capitale dynamique. On peut donc dire que les prouesses
techniques de Carthage sur les mers lui apportent pouvoir et
richesse.
Cette puissance
commerciale se double une puissance militaire conséquente. Celle-ci
se reflète dans le port immense que possède Carthage : il
abrite des centaines de navires de guerre. En effet, au 4e
siècle avant notre ère, Carthage dominait déjà la méditerranée
grâce à sa flotte. Organe vitale d'une ville navale et commerciale,
il faut en réalité parler de deux ports séparés à Carthage :
le port commercial avec ses quais classiques et le port circulaire à
usage militaire qui pouvait abriter 220 navires. Aucune autre cité
n'avait l'équivalent en capacités, en puissance ou en compétences
maritimes.
C'est grâce à cette
puissance que la ville parviendra à se relever durant les deux
premières guerres puniques. Mais c'est aussi à cause de cette
puissance que Rome verra en Carthage une épée de Damoclès menaçant
leur cité et leur
empire commercial naissant.
LES
GUERRES PUNIQUES :
Carthage,
on le sait, sera détruite durant la Troisième Guerre Punique par
Rome. Revenir sur ses affrontements permet de mieux cerner la
relation qui unie ou plutôt oppose les deux villes.
La Première
Guerre Punique marque le premier affrontement notable entre Rome et
Carthage. Celui-ci à lieu autour de la Sicile : lieu
stratégique pour le commerce parce qu'elle se trouve en plein milieu
de la plus grande route maritime. Contrôler la Sicile revient donc à
contrôler cet axe commercial dominant. A l'issue de cette première
guerre, Rome gagne la Sicile mais aussi les positions carthaginoises
de Corse, de Sardaigne et des îles entre la Sicile et l'Afrique. Les
vainqueurs en profitent pour imposer un lourd tribut à Carthage dans
l'espoir de la paralyser.
Privée d'une partie de
son empire, c'est donc vers l'Espagne que se tourne Carthage entre la
Première et la Deuxième Guerre Punique pour engorger de nouvelles
richesses.
La ville subit une
nouvelle défaite avec la Deuxième Guerre Punique en 202 avant JC et
doit de nouveau se soumettre aux conditions romaines. Les indemnités
auxquelles elle doit faire face sont lourdes : entre accords de
paix drastiques, dépossession de sa puissance militaire et perte de
leur territoires d'outre-mer, leur empire est désormais confinés
aux terres autour de Carthage. Rome, quant à elle, continue à
étendre son empire sans avoir à les affronter à nouveau.
II. ENJEUX DE
LA TROISIEME GUERRE PUNIQUE :
LE DISCOURS DE CATON
L'ANCIEN :
Après la Deuxième
Guerre Punique, Carthage reçoit une mission diplomatique romaine,
selon les traités passés à la fin de la guerre, pour gérer son
différent avec la Numidie. L'un des membre de cette mission est
Caton. En 550 avant notre ère, Caton l'Ancien est conscient de la
position stratégique de Carthage : cette dernière représente
une place forte indépendante trop proche de la Sicile et de l'Italie
pour qu'on la laisse intervenir dans le commerce maritime ou
maintenir une présence militaire. C'est pourquoi il lui est
radicalement opposé dans ses discours politiques. Lors de sa mission
diplomatique, lorsqu'il voir la prospérité qu'a retrouvé Carthage
depuis la fin de la dernière guerre, il rentre à Rome et avertit
les Sénateurs de la possibilité d'une nouvelle conquête de
Carthage en finissant tout ses discours par « Ceterum censeo
Carthaginem esse delendam » (« En outre, je pense que Carthage
est à détruire »).
Un de derniers discours de Caton au Sénat en 149, devant une
délégation de Carthage :
« Qui sont ceux qui ont souvent violé le traité ? Qui
sont ceux qui ont fait la guerre de la manière la plus cruelle ?
Qui sont ceux qui ont ravagé l’Italie ? Les Carthaginois. Qui
sont ceux qui demandent le pardon ? Les Carthaginois. Voyez
comment il convient d’accueillir leur demande. »
Ainsi, nous arrivons à
la question centrale : FAUT-IL DETRUIRE CARTHAGE ?
Cette question
constitue l'un des débats politiques les plus significatifs de
l’histoire romaine car elle met en évidence des points
fondamentaux de leur pensée politique. Au cœur de cette
délibération se tiendront des hommes comme Caton, convaincu de la
dangereuse perfidie de Carthage, et Nasica, s'opposant à lui en
faveur de Carthage.
LA VENGEANCE POSSIBLE DE
CARTHAGE :
Comme nous l'avons vu à
travers la description de Carthage avant Rome puis son
affaiblissement temporaire après les deux premières guerres
puniques, Carthage parvient toujours à retrouver sa prospérité
grâce à son emplacement stratégique et à son savoir commercial.
De plus, il est important de noter que la perte de certains de ses
territoires, dont la Sicile, durant la Première Guerre Punique, à
motivé Hannibal à marcher sur Rome durant la Deuxième Guerre
Punique dans un esprit de vengeance.
C'est pourquoi il est
facile de comprendre pourquoi Caton, qui retrouve Carthage
complètement reconstituée lors de sa mission diplomatique, à le
sentiment que la guerre de Carthage contre Massinissa est un
exercice de préparation à une guerre contre les Romains. La menace
que représente Carthage peut être réelle et, qui plus est, se
situe à seulement trois jours de mer de Rome. Carthage constitue
donc une menace constante qui, une fois sa prospérité assurée,
peut à nouveau se retourner contre Rome pour récupérer ses
colonies perdues. Caton ne voit qu'une solution pour assurer l'avenir
proche ou lointain de Rome : l’annihilation totale de Carthage
puisque les accords de paix drastiques et la dépossession de leur
territoire ne suffit pas.
Discours de Caton, De bello Carthaginiensi :
« Les Carthaginois sont déjà nos ennemis; car celui qui
prépare une action contre moi, de manière à pouvoir faire la
guerre au moment qui lui convient, est déjà mon ennemi même s’il
n’utilise pas encore d’armes »
LA DEFENSE DE CARTHAGE :
Carthage rompt le traité
de non-intervention militaire par ses préparatifs, raison pour
laquelle le Sénat envoie des émissaires. Est-ce de la légitime
défense ? C'est en tout cas la version qu'elle défend et que
reprendra Nasica dans son argumentation lorsqu'il cherchera à
reinstituer une paix suivant les mêmes conditions qu'avant.
D'un côté, les
violations incessantes des traités prouvaient les mauvaises
intentions de Carthage, donnant ainsi raison au discours de Caton
l'Ancien. Mais d'autre part, Carthage est face à un choix délicat :
la ville est attaquée mais ne peut pas se défendre sous peine de
rompre le traité avec les Romains tout en sachant que, jusque là,
les décisions d’arbitrage prises par les Romains étaient toujours
en leur défaveur.
PRESERVER
LA PAIX ROMAINE :
Comme nous l'avons dit,
Nasica défendait Carthage dans ses discours au Sénat. Contrairement
à ce que l'on pourrait s'attendre, il ne cherchait pas à minimiser
la menace que représentait Carthage mais voyait en elle un avantage
pour Rome. En effet, la puissance de Rome ne se reconnaît pas à la
faiblesse des autres, mais par le fait que Rome se montre plus grande
que les Grands, dont Carthage. Ainsi, la peur qu'inspire Carthage et
qui se reflète bien dans les discours de Caton obligent les Romains
à s'unir et à exercer un gouvernement juste et digne. Donc
paradoxalement, Carthage est le meilleur moyen d’assurer la
pérennité et l’extension d’une hégémonie romaine.
Nasica, Rome ayant été
témoin de l’intrusion d'Hannibal en Italie sans parvenir à
assiéger la capitale, croyait de toute façon les Carthaginois trop
faibles pour dominer Rome, mais cependant assez forts pour qu’on ne
pût se permettre de les mépriser. Le secret de la préservation du
pouvoir du Sénat serait donc, selon Nasica, un ennemi commun.
UNE GUERRE DÉCIDÉE AVANT
LA GUERRE :
A Rome, la campagne de
Caton l'Ancien en faveur de la destruction de Carthage réussit à
convaincre le Sénat et l'entrée en guerre avait donc été décidée
depuis longtemps. Cette guerre ayant été décidée, les Romains
auraient attaché une valeur extrême à trouver une justification
valable puisse être présentée au monde extra-italique.
La destruction de
Carthage, qu'elle veuille se venger ou non dans un futur proche ou
lointain, ne dépendait donc pas de ses actions. Son destin était
inévitable comme le montre la dernière phase d’un conflit entre
Rome et Carthage qui conduira, à l'issue d’une courte campagne et
d’un long siège qui dure de 149 à 146 avant JC, par
l’anéantissement de la cité punique, dont la capitale est rasée.
III. ROME SANS
LA CARTHAGE PUNIQUE :
Cependant, malgré
l'issue connue de la Troisième Guerre Punique, la question reste en
suspens : FALLAIT-IL DETRUIRE CARTHAGE ?
CONSEQUENCE
DE LA DESTRUCTION DE CARTHAGE :
Polybe,
présent au moment de la chute de la ville, raconte que devant
l’étendue de sa victoire et des destructions, Scipion Émilien
aurait ressenti un sentiment d’angoisse en remuant de sombres
pensées au sujet de la destinée de sa patrie. Il aurait alors cité
un vers d’Homère : « Un jour viendra où elle périra, la sainte
Ilion, et, avec elle, Priam et le peuple de Priam à la bonne lance
».
Nasica pensait qu'en cas
de destruction de la rivale Carthage, les Romains pouvaient
s’attendre à une guerre civile et que le déséquilibre des
puissantes cités entraîneraient leurs alliés à haïr leur
hégémonie. C’est ce qui se produisit après la destruction de
Carthage où on assista à une révolution, une guerre contre les
alliés et guerre civile. En effet, la même année, Rome rasa
Corinthe, s'empara de la Grèce, et du jour au lendemain entendit son
pouvoir unique sur toute la méditerranée. L'équilibre instauré
entre l'empire carthaginois et l'empire romain fut donc renversé au
profit d'un seul.
Ce comportement est à
mettre en relation avec la décision des Romains de raser Carthage
avant même l’engagement officiel des hostilités. Un pas en avant
est franchit pour Rome dans la pratique de son pouvoir hégémonique
mais c'est un pas en arrière qui est fait dans le domaine de son
respect envers l'équilibre entre les autres cités. Rome prend
conscience de son pouvoir mais cette prise de conscience ne semble
pas être suivie d'une maturation politique adéquate à sa
puissance, à en juger par ses agissement à Corinthe.
Si la destruction de
Carthage est vue comme un des débats politiques les plus
significatifs de l’histoire romaine, c'est aussi parce qu'on
assiste au « premier génocide » de l'histoire selon Ben
Kiernan dans son article « Le premier génocide. Carthage
146 A.C. » ou au premier « crime gratuit » de
Rome, selon Fabien Limonier. Ainsi, beaucoup d'articles font le
parallèle entre le nazisme et l'Antiquité comme : « Comment
meurt un Empire : le nazisme, l’Antiquité et le mythe »
par Johann Chapoutot ou « Racisme fasciste et antiquité »
par Philippe Foro.
CONCLUSION :
L'impérialiste défensif
« était déjà avancée par les Romains eux-mêmes pour
justifier leur conquête militaire. » écrit Hugo Castignani
dans « L'impérialisme défensif existe-t-il ? Sur la
théorie romaine de la guerre juste et sa postérité ». Cette
thèse défend la formation de l'Empire romain à partir de la notion
d'impérialisme défensif, justifiant ainsi dans le discours des
politiques la guerre préventive. C'est ainsi que ce justifient les
Romains devant les ruines de Carthage.
Bien que nous n'ayons
prit en compte que l'aspect économique et militaire du débat, la
destruction de Carthage est également une destruction culturelle,
même si certains des livres de la ville seront sauvés et légués à
des romains.
La question « Faut-il
détruire Carthage ? » dépend essentiellement non pas des
agissement plus ou moins douteux de Carthage mais de Rome et de sa
politique. Car Rome ne détruit pas seulement Carthage, elle fait
aussi le choix d'une hégémonie sans opposition dans le sang et le
feu. Scipion Émilien fait raser la ville et vendre les survivants
mais ce moment de doute et d'interrogation sur le destin de sa cité
devant les ruines de Carthage montre bien qu'il a conscience qu'un
point de non retour vient d'être franchit.
BIBLIOGRAPHIE ET
AUTRES SOURCES :
Sources antiques : Polybe, Tite-Live, Plutarque (Vie de Caton l'Ancien)
"Le premier génocide :Carthage" par Ben Kiernan
Latin nasica, « qui a le nez pointu » comme le singe Nasique de Bornéo. Le regard de ce Nasica me permet d'imaginer l'intensité des discours politique du Nasica de l'Antiquité ! |
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